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La souveraineté a-t-elle encore un sens au XXIe siècle ?

Colloque 9 décembre 2017  à l’ Ecole Nationale Supérieure de Paris,rue d'Ulm

En y participant, je répondais à l'invitation de André BELLON et Natacha POLONY    


Un représentant de l’École Nationale Supérieure nous souhaite la bienvenue dans ce « haut lieu de l’esprit », ces « Champs Elysée de l’intelligence ».


    L’introduction d’André BELLON, président de l’Association pour une Constituante, se résume en une phrase : «  La souveraineté est une construction humaine. Ce qu’on appelle démocratie, c’est la souveraineté nationale ».

      Pour 
Jean-Michel QUATREPOINT, journaliste, «  notre souveraineté est industrielle » et nous n’avons pas d’autre salut que le choix européen pour la préserver. C’est au prix d’une « souffrance sociale nécessaire » que nous conserverons le peu de souveraineté qui nous reste.

  Hubert VEDRINE, ancien ministre, nous rappelle « qu’il existe des forces mondialisatrices et des peuples mondialisés ». Puis, il déroule sa mémoire de conseiller présidentiel, en précisant que « l’Euro est une demande française, pas allemande, car nous subissions à l’époque la domination du mark ». Il a une « entière confiance dans le projet européen de Macron », qu’il qualifie de « président très intelligent et de très grand philosophe habermasien ». « L’État est souverain et sa souveraineté est militaire ».

   Pour la juriste constitutionnelle, Anne-Marie LEPOURHIER, vice-présidente de l’Association Française de Droit Constitutionnel, « la souveraineté collective c’est la démocratie ». « L’architecture de l’Union européenne a été calquée sur le fédéralisme allemand ». « Par l’article 2 du traité de Lisbonne, la démocratie n’est pas une philosophie politique, mais un catalogue d’énumérations sans consistances ». La Commission européenne « n’aime pas les peuples ». Elle pratique le « mépris politique et académique des choix démocratiques, comme celui du référendum de 2005 ». Elle dénonce « l’hypocrisie des politiques lors de la modification de la loi constitutionnelle de 2008 ». « Les solutions pour sortir de cette Europe-là sont limitées : Frexit (article 50), négocier un statut spécial, révision des traités (article 27), y compris en vue de réduire les compétences de l’Union ». « Le peuple doit rugir ».


    Natacha POLONY, présidente du Comité Orwell, renvoie à « l’étymologie du mot souverain ». « La souveraineté ne descend pas du ciel ». Sept pages de son dernier livre lui sont consacrées. «  La République repose sur le peuple et ses représentants, quoique ces derniers ne rendent de compte à personne ». « Il n’existe pas de souveraineté sans celle de l’individu ».

    Avec Anne-Cécile ROBERT, Le Monde Diplomatique, « la souveraineté européenne contredit la souveraineté française ». MACRON est un ignare quand il parle de « souveraineté européenne, car il n’existe pas de peuple européen ». « Les mots comme la gouvernance sont des concepts idéologiques au service du libéralisme contre l’État ». « La reconquête commence pour nous ».

    Daniel Adam-Salamon, activiste libertaire des droits de l'Homme. En participant à cette causerie sur la souveraineté, je m’attendais donc à ce que le vocabulaire soit préalablement précisé. Je ne peux me satisfaire de la phrase d’André BELLON  : «  La souveraineté est une construction humaine. Ce qu’on appelle démocratie, c’est la souveraineté nationale », quand bien même nous a précisé Natacha POLONY qu’elle « ne descend pas du ciel ».

      Avant de poursuivre sur le réalité de la « souveraineté au XXIe siècle », je réponds sur deux points qui me paraissent essentiels pour la compréhension de cette dernière.

   Anne-Marie LEPOURHIER dénonçant « l’hypocrisie des politiques lors de la modification de la loi constitutionnelle de 2008 », est pour moi une reconnaissance de ce que j’affirme depuis 2008 : la modification de la loi constitutionnelle est un coup d’État juridique,  enterrant  la souveraineté législative du peuple, tout en fragmentant son autorité dans les procédures de protection des droits de l’Homme. Nous avons de fait basculé vers la « souveraineté partagée » du juriste Jean-Jacques BURLAMAQUI, compatriote de ROUSSEAU, et dont les législateurs américains s’inspirèrent pour la rédaction de leur première Constitution. La souveraineté du peuple n’existe donc même plus indirectement.

    Natacha POLONY enfonce le clou : «  La République repose sur le peuple et ses représentants, quoique ces derniers ne rendent de compte à personne ». Or, ce sont les révolutionnaires de 1789 qui ont associé le mécanisme de la représentation à l’idéologie de la souveraineté nationale (le peuple), en combattant un mandat impératif et révocable. La souveraineté du peuple est donc une coquille vide, puisque la représentation est une usurpation de la volonté générale. Plus près de nous, la Ve République a institutionnalisé la subordination du législateur à l’exécutif par une abstraction utile : une fois élu, un député tient son mandat de la Nation et il n’a pas à recevoir d’ordre ni d’instruction de ses électeurs : c’est un mandataire sans mandat, comme l’avez voulu les révolutionnaires de 1789 !  Aussi, bien que la prérogative de créer une Assemblée constituante appartienne au peuple, rien n’obligera juridiquement les représentants de ce même peuple à respecter sa volonté. Comment peut-on faire confiance à ces hypocrites d’aujourd’hui et de demain pour accepter une révision constitutionnelle en sens inverse de leurs intérêts partisans ?

    Alors qu’aux termes de l’article 3 de la Constitution, la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum, que cache donc ce concept de souveraineté ? J’y réponds par le cadre historique qui l’a vu naître : la guerre !
      

     La guerre a paru, longtemps, comme le seul moyen – à la fois inéluctable et glorieux – de régler les relations entre royaumes, d’ordonner leurs rapports de dépendance ou de rivalité, de constituer des nations ou des groupes de nations homogènes, d’un point de vue géopolitique.

     Ce n’est que vers la fin du XVIe siècle, c’est-à-dire dans le contexte des « guerres de Religion » (1562-1598), que la guerre se théorise. Le PRINCIPE DE SOUVERAINETÉ fait son apparition, après avoir été défini par le juriste Jean BODIN (1529-1596) en même temps que son corrélat : la République, en tant que communauté ( « République est un droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine. » ). Pour BODIN, la souveraineté est comme la république : une et indivisible. Et la puissance de la souveraineté est de donner et de casser la loi. Ce principe de souveraineté est donc une construction juridique, c’est-à-dire une norme de régulation d’un système international anarchique en droit. En devenant fiction politique, la souveraineté cache des relations de domination qui structurent une société internationale hiérarchique en fait.

     Toutefois, la mise en perspective dans une histoire globale, c’est la guerre qui, en se théorisant, devient le principe régulateur de la souveraineté. La guerre est l’étape obligée dans la lente progression des sociétés vers la concorde universelle.

     Et, ce principe de souveraineté deviendra principe d’ordre du système international en 1648 avec la paix de Westphalie qui met un terme à la guerre de 30 ans (1618-1648). Cette date est très importante, car ces traités de 1648 mettent fin, de façon définitive, à l’entité séculière et spirituelle qu’avait été la chrétienté universelle, tout au long du Moyen Âge.

    L’État souverain devient la forme exclusive d’organisation politique des sociétés européennes :

  •  Sur la scène intérieure, l’autorité de l’État prime celle du Pape,
  • Sur la scène extérieure, le roi est empereur en son royaume et tous les États sont égaux entre eux.

      Cette vision du monde, fondée sur l’État, est appelée système westphalien, dans lequel les États sont des gladiateurs dans une arène et où la seule façon d’assurer sa sécurité est la PUISSANCE.

     Dans ce contexte, la guerre, échec de la diplomatie, reste, selon l’enseignement de MACHIAVEL, un recours nécessaire même s’il est regrettable. Les politiques considéraient, en effet, que les malheurs suscités par les conflits étaient une donnée inséparable de la condition humaine.

   À la même époque, la guerre est condamnée comme moralement injustifiable, stratégiquement incertaine et économiquement ruineuse. Seule la paix pouvant assurer aux peuples bonheur et prospérité, par la natalité, la sécurité, la continuité des relations commerciales, etc.

     Toutefois, ce consensus « pacifiste » (adjectif anachronique et qui n’apparaît qu’à la fin du XIXe siècle) n’est pas total même s’il est majoritaire, grâce à l’apport intellectuel des hommes des Lumières.

     Pour ces derniers, il ne suffit pas de sensibiliser l’opinion aux souffrances endurées par les victimes, de dénoncer tout affrontement armé comme injuste et inhumain ; encore faut-il co
mprendre, diagnostiquer pour proposer des remèdes, et ce, toujours dans le cadre du principe de souveraineté.

     La notion d’humanité, en tant qu’unité légitime de réflexion, ne va émerger qu’avec la Révolution française qui verra s’affronter deux principes antinomiques :

  • Celui des droits de l’individu, consacrés par les deux premiers articles de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 :

Art. 1er. – Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être  fondées que sur l’utilité commune.

Art. 2. – Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression.

  • Celui de la souveraineté de la nation, qui ressurgit dès l’article troisième :

Art. 3. – Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.

     Des controverses exprimant la tension entre droits de l’homme et droits de la nation, les constituants fixeront, après la Terreur, le triomphe de l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel. Et c’est bien de l’Ancien Régime que les hommes de la Révolution ont hérité leur conception de la souveraineté absolue de la nation.

   Depuis, la souveraineté est l’institution centrale de l’ordre international – dit Westphalien – que couronne un système onusien où l’égalité des membres se traduit par le principe «
un État, une voix » à l’Assemblée générale et par la non-ingérence (consacrée par la Charte) dans les affaires intérieures.

     Sa réalité est la PUISSANCE qui se passe du multilatéralisme si nécessaire.

   Comme le déclara Madeleine Albright, secrétaire d’État et ambassadrice auprès de l’Organisation des Nations unies (ONU : «
Nous agirons de façon multilatérale quand nous le pourrons, et unilatéralement quand nous le jugerons nécessaire », car « nous considérons cette région du Proche-Orient comme d’une importance vitale pour les intérêts nationaux des États-Unis ».

   Le 28 janvier 2003, les USA mettent fin à la souveraineté irakienne au nom de leur «
autorité souveraine d’utiliser la force pour assurer leur propre sécurité » (BUSH, Discours de la Nation), en se passant de toute légitimation des Nations.

   Le 28 juin 2004, l’Irak recouvre sa «
pleine souveraineté » conformément à la résolution adoptée, à l’unanimité, par le Conseil de Sécurité de l’ONU.

   Mieux qu’un long discours, l’épisode irakien résume l’ambiguïté, pour ne pas dire l’hypocrisie, inhérente au principe de souveraineté. Il en est de même pour la Libye et la Syrie.

    Traditionnellement, l’empire américain sauf au cours de brèves périodes de son histoire (l’élimination des Indiens et la guerre du Mexique ou la politique de Théodore Roosevelt en Amérique du Sud) n’est ni volontaire ni militaire. Les États-Unis ont hérité de leur position clef, en particulier à cause des deux guerres mondiales. Si les Américains sont fondés à dire qu’ils sont devenus un empire malgré eux, aujourd’hui, force est de constater qu’ils ont fondé une idéologie fondée sur la force, c’est-à-dire la PUISSANCE soutenue par une « économie de guerre »..

     Leur UNILATÉRALISME est entretenu par la conviction d’être la nation d’exception et d’incarner la justice, construite sur la différence absolue entre la vie des leurs et la vie des autres, les droits des leurs et les droits des autres.

   Toutefois, malgré l’ampleur de leur domination, les États-Unis n’ont pas réussi à gouverner le Proche-Orient, où ni l’unilatéralisme ni le régionalisme n’ont donné le moindre résultat.

     Pour la première fois dans l’histoire des relations internationales, «
les puissants n’ont plus le conflit sous les pieds » (Bertrand Badie) : les affrontements ne sont pas là où est la PUISSANCE, d’où la possibilité de l’unilatéralisme américain et l’indifférence de l’Union européenne qui ne peut que fabriquer des normes.

    Face à la PUISSANCE de la SOUVERAINTÉ, il appartient à l’Europe de développer le Droit International Humanitaire qui ne peut être qu’une excroissance des Droits de l’Homme, tels que définis, a minima, par la DUDH de 1948.

    L’ordre international n’est plus affaire de PUISSANCE, mais d’efforts destinés à la contenir, la limiter, la civiliser en quelque sorte. Mais avec quelle souveraineté ? la guerre ?

9 décembre 2017

Repris le 11 mars 2022