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Crise de la valeur

La critique de la valeur n'a rien d'un économisme.

Le Travail, comme l’Univers, comme la Raison, ne revêt des formes pures et régulières, qu’autant qu’il est groupé, composé, sérié dans sa division. Fractionné en parcelle infinitésimale, ou réduit à ses derniers éléments, le travail est, pour celui qui l’exécute, chose inintelligible, abrutissante, stupide. Pierre-Joseph Proudhon, De la création de l’ordre dans l’humanité, ou principes d’organisation politique (1843)

La mesure de toute chose par le temps de travail abstrait est devenue, ainsi que MARX l'annonçait dans les manuscrits de 1857, une mesure "misérable" des rapports sociaux. Daniel BENSAID (Politis, 2009).


Comment apprécier la Valeur ?


   Il va de soi que la valeur des marchandises dépend du temps dépensé pour les produire, de la productivité (donc du degré de l’exploitation).

   Il va de soi que le partage de la valeur ajoutée dépend de l'intensité du travail, de sa durée hebdomadaire et du pouvoir d'achat des salariés.

   D'où vient ce contraste ? De l'absence d'une explication du lieu précis entre cette réalité cachée (la valeur et l'exploitation) et la réalité apparente (le monde enchanté des prix et des revenus) qui ne prendrait pas en compte et la monnaie et le marché. Même la vision de Marx est insuffisante pour apprécier le marché en tant que mode de coordination sociale, alors même qu’il est un rapport social au même titre que le capital.

   La valeur et le taux d'exploitation, que MARX voyait cachés derrière le mouvement apparent de l'économie, s'affichent aujourd'hui, à peine maquillés, sur la voie publique.

   Dans le capitalisme, valeur et richesse sont différentes. C’est D. Ricardo, Principes de l’économie politique et de l’impôt (1817), qui, le premier, a établi, contrairement à A. Smith, une distinction entre valeur et richesse : La valeur ne dépend pas de l’abondance, mais de la difficulté ou de la facilité de production. La valeur dépend du temps de travail, mais pas la richesse.

   Marx est dans filiation de Ricardo quand il affirme que, dans le capitalisme, tout est marchandise. Pour lui, la valeur est exclusivement celle qui est produite par la force de travail salariée que porte la valeur d’usage de la marchandise, extorquée par le capital.

   Le travail dans la société capitaliste n’est en aucun cas dominé par la recherche de valeurs d’usage ou par une logique de la consommation, mais bien par une logique de la production pour la production de valeurs (capitaux et marchandises).  

   Dans une société déterminée par la marchandise en tant que forme sociale, un produit est une marchandise quand il est à la fois valeur d’échange et valeur d’usage. Le travail, quel qu'il soit, porte toujours le visage de Janus :

- en tant que travail concret, il produit la marchandise sous l’angle de la valeur d'usage. Cette réalité s'estompe derrière sa seule dimension comptable de la quantité de temps.
- en tant que travail abstrait, il crée la valeur. Son contenu a une réalité purement physiologique (dépense d’énergie). il dérive de la fonction sociale médiatisante du travail. C'est ce dernier qui, par le processus de marchandisation, est à la base des rapports sociaux.

   Le travail, en tant que procès de valorisation, est soumis à deux nécessités :

- celle de toujours augmenter la productivité,
- et celle que le temps de travail immédiat (temps effectivement rémunéré) soit dépensé à la production de la richesse.

   Au double caractère de la marchandise (valeur d’usage et valeur d’échange) correspond le double caractère du travail (concret et abstrait). De plus, non seulement la productivité du travail et la valeur évoluent en sens inverse, mais, pour un temps de travail donné, la richesse sociale (en termes de valeur d’usage) s’accroît avec la productivité. On peut donc retenir une contradiction sociale : le capitalisme économise du travail pour produire la richesse mais ne peut se passer du travail pour le procès de valorisation.

   Pour I. Roubine, le travail est la « forme sociale » d’une objectivité non matérielle, c’est-à-dire renvoyant à des rapports sociaux historiquement situés. Ces rapports génèrent une forme d’objectivité particulière des produits du travail (la marchandise), mais également une certaine figure sociale de l’individu échangiste (le sujet du droit moderne). Et cette forme d’individuation est contradictoire avec celle générée dans le procès immédiat de production (le procès de travail) que Marx désigne sous la figure du « travailleur parcellaire », simple appendice de la machine.

   C'est le travail lui-même... qui sert de moyen objectif par lequel on acquiert les produits des autres. C'est-à-dire qu'une nouvelle forme d'interdépendance vient de naître : personne ne consomme ce qu'il produit, mais le travail ou le produit de chacun fonctionne comme moyen nécessaire pour obtenir les produits des autres, Postone, TTAS, p.224. Dans une généralisation des rapports marchands, le  moyen nécessaire est la monnaie qui est issue de la valeur. Le travail, en tant que marchandisation de la « force de travail », est monétisé et se généralisé par le salariat. Les analyses du rapport monétaire et du rapport salarial font apparaître la place constitutive de l’Etat dans ces rapports.

  Or, cette catégorie de valeur pour le capital ne peut pas être pensée sans le marché, sans oublier que le capitalisme implique le marché mais que la réciproque n’est pas vraie. Le marché a toujours été une réalité construite socialement. De plus, la valeur est la forme sociale d’une société où la monnaie est une institution sociale.

  On ne peut escamoter le fait que forces productives et rapports de production sont totalement imbriquées. Dans cette approche, le marché et l’Etat ne sont pas deux entités extérieures l’une à l’autre, mais constitutives l’une de l’autre.

   Avec La substance du capital de Robert Kurz, il convient de reconnaître que le travail "abstrait", selon l'acceptation de Marx, n'est rien d'autre que la substance du capital. Concrètement, le travail-marchandise n'est pas seulement pour le capital le moyen de s'accroître, il est aussi un instrument de domination sociale des travailleurs. Cette nouvelle forme historique de domination se déploie également hors de l’entreprise, afin de fabriquer la marchandise force du travail par la soumission du travail par le capital. Le capital produit, avec le machinisme, un système spécifique de production et de domination.

   L’individu est saisi, à travers un procès d’individuation contradictoire :

-          D’une part comme individu libre et égal ;
-          d’autre part comme travailleur parcellaire soumis au despotisme d’usine.

   Dans cette contradiction, si la saisie du salarié comme sujet de droit (égalité et liberté) est une forme qui dissimule un contenu (l’exploitation), cette forme n’est pas pour autant une purement juridique. Contrairement aux rapports personnels, les rapports de dépendance (du travail au capital) se manifestent «  de manière telle que les individus sont désormais dominés par des abstractions » (Grundisse). Marx souligne, dans L’Idéologie allemande notamment, que la domination de classe doit s’appuyer sur les institutions politiques (l’État) et sur des productions idéologiques.

  Le concept de rapport social de domination de Marx veut dire que la domination relève d’un type spécifique d’assujettissement et de reproduction. Marx affirme ainsi que le capitaliste n’est rien d’autre que la « personnification » du capital, de même que le travailleur se voit réduit au travail tel qu’il est construit dans le rapport social capital/travail. Dans les termes de la préface du Capital, les individus n’entrent dans un rapport de domination qu’en tant que « porteurs de rapports de classes et d’intérêts déterminés » et non à titre d’« individu singulier responsable de rapports et de conditions dont il demeure socialement le produit ».

   Les individus (concrets) vivant sous le joug capitaliste sont des « agents agis » par « l’intermédiaire d’une conscience collective » (abstraite) véhiculée par les institutions, et plus encore par le travail abstrait, et participent, même inconsciemment, à la perpétuation de l’ordre social donné.

   Or, historiquement selon Marx, « la valeur devient de moins en moins adéquate comme mesure de la richesse réelle produite ». Cette logique de la valeur conduit non seulement à une limite interne absolue, mais aussi à une limite externe située dans la nature (Anselm Jappe, Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques).

Dans sa  Critique du programme de Gotha ,1875, Marx combattit l’idée qui veut que le Travail soit la seule source de la Valeur. Pour lui, il n’était que l’expression d’une force naturelle, la force de travail. Donc, la Nature est autant que le Travail la source des valeurs d’usage (constituant de fait la richesse) !

La clef de dépassement du capitalisme serait donc l'abolition de la valeur qui supprime ipso facto le procès de valorisation par le travail, donc du travail salarié. Ce dépassement du salariat ne peut s’engager immédiatement que par la diminution du temps de travail soumis à une logique d’accumulation. Ce qui ne veut pas dire que le travail ne jouerait pas un autre rôle sous d’autres sociaux, tant leurs imbrications est évidente dans l’analyse d’une société concrète. Aussi, le prolétariat n’est pas le seul sujet historique de la transformation sociale en raison de la multiplicité des formes de domination (des capitalistes sur les travailleurs, mais aussi des nations riches sur les pauvres, des hommes sur les femmes…). 

  Les rapports entre deux classes ne peuvent être réduits à une seule d’entre elles. Toutefois, l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, - la lutte pour l'émancipation de la classe ouvrière n'est pas une lutte pour des privilèges et des monopoles de classe, mais pour l'établissement de droits et de devoirs égaux, et pour l'abolition de toute domination de classe ;  Statuts de l’Association internationales des travailleurs, Karl Marx, 1864. 

   Or, Moïse Postone postule, dans Le sujet de l'histoire : Repenser la critique de Hegel dans l'œuvre marxienne de maturité.: « [Dans] Le Capital (1867), la valeur est explicitement déterminée comme la substance-sujet qui se meut elle-même. Par-là, Marx suggère implicitement que le sujet de l’histoire au sens hégélien existe effectivement dans le capitalisme. Il n’identifie cependant ce sujet à aucun groupe social, fût-ce le prolétariat, pas plus qu’avec l’humanité, mais le réfère aux formes de pratiques objectivantes qu’exprime la catégorie de capital. »

   La controverse entre Bernard Friot et Anselme Jappe (Après l’économie de marché) est une introduction stimulante à cette question de la crise de la valeur. De plus, elle est très pertinente pour ouvrir un débat sur le "revenu universel" que n'a pas manqué de fermer l'anarchiste Denis Bayon [1].

 L’ouvrage incontournable en économie sur cette dispute est celui de André Orléan : « l’Empire de la Valeur. Refonder l’économie. » En effet, il nous propose, à la suite de Friot et Jappe, une nouvelle façon de penser cette économie de marché... à partir des propres contradictions du système, mais sans pouvoir expliquer : comment fait-on pour sortir d’un système déliquescent ?

[1] Le revenu universel (mieux allocation de base) ne change rien à la structure économique de notre société, dont le fondement est l'extorsion du profit dans le seul but de l'accumuler. Le versement d’un revenu d’existence ne peut provenir que d’une part du revenu global engendré par le travail social. Or, la richesse ne peut se construire que sur les inégalités. Il ne faut pas se tromper de cadre d'analyse : nous vivons toujours une crise historique de la loi de la valeur.