À propos de la vie et de la valeur [1]
DU VENT ET DES LARMES
(L)'obscurité et la confusion qui règnent dans l'esprit humain proviennent d'une triple cause.Primo, mon cher Monsieur, d'organes de perception si peu sensibles et si engourdis qu'ils demeurent fermés aux impressions du dehors.
Secundo : d'organes si sensibles, mous et flexibles, quand ils ne sont point engourdis, que les objets extérieurs, n'y éprouvant nulle résistance, n'y peuvent laisser que des empreintes légères et éphémères.
Tertio, d'une mémoire de lièvre, incapable de retenir ce qu'elle reçoit.
Lawrence Sterne[2]
Le péché originel du capitalisme, sa folie constitutive, c’est d’avoir pris et fait prendre à tout un chacun des vessies pour des lanternes[1]. En termes d’ « économie », comme l’a montré Ricardo, c’est d’avoir institué et privilégié la valeur-travail aux dépens des richesses concrètes qui sont et qui font la vie.
Qu’est-ce que la valeur?
[Une] auberge minable (…) où l'on offrait hier et offrira de nouveau demain tout ce qu'exige l'estomac et ce qui flatte le palais,
mais qu'on n'a jamais pour le moment.
G.C . Lichtenberg[2]
Observons tout d’abord que, contrairement à la sueur[3], la valeur n’a pas été donnée aux hommes de toute éternité. C’est une forme de richesse spécifique, liée à un état donné des rapports sociaux ; elle n’a aucune teneur ontologique. Comme la « révolution » néolithique, la guerre de Cent ans ou l’Occupation allemande, c’est un phénomène historique. Mais, soutenu par un discours idéologique proliférant sans contrepartie, par la domination quasiment planétaire des formes de vie qu’il agence, ainsi que par l’indifférence et la résignation des foules, ce phénomène s’est travesti en une donnée naturelle transhistorique.
Précisons : selon Marx, la valeur est la forme de richesse propre au capitalisme. Elle s’oppose aux richesses concrètes (ou « matérielles »)[4], fondées sur une production déterminée par le besoin qu’on en a et l’utilisation qu’on souhaite en faire, et qui sont donc prioritairement qualitatives.
À la création de produits nécessaires à la vie constituant la richesse réelle, il convient d’ajouter les activités indispensables à la formation de toute subjectivité, à l’établissement d’une juste conscience de soi et à la constitution de la dignité de l’être, donc à la construction d’une authentique vie de relations, affective et sociale. De telles activités regroupent les occupations domestiques, l’éducation des enfants, les soins apportés aux personnes vulnérables, etc. Elles ont fondé la notion humanité, et c’est d’elles que dépend, en définitive, la préservation de l’espèce.
Dans le monde précapitaliste, ces richesses fondées sur la valeur d’usage déterminaient les conditions d’existence et le bien-être des groupes humains ; elles composaient en somme la substance de la vie.
Mais ces divers biens non calculables, non rationalisables, non rémunérées, sont indifférents à la société de la valeur. Dans le processus marchand moderne, où les éléments virtuels gagnent un terrain toujours plus étendu, elles ont rang d’impedimenta, d’importunités, voire de déchets. Pourtant, alors que la forme-valeur s’est déployée d’une façon exclusive et pour tout dire totalitaire, ces données « triviales » (traduisons : ces données improductives) restent difficilement escamotables, et elles se maintiennent, comme autant de contradictions vivantes aux prétentions démentes de la valeur. Mais elles sont définies comme des non-valeurs. On accorde aux richesses concrètes qui sont et font la vie une si médiocre pertinence et un intérêt si négligent qu’elles sont essentiellement reléguées à la part honteuse de l’humanité : aux femmes.
Remarquons cependant que, quelles que soient les arguties développées par les théories sur le genre, la dissociation hommes-femmes apparaît bien comme une donnée anthropologique (physiologique et psychologique). Charles Mcdonald, dans L’Ordre contre l’harmonie (Éditions Petra, 2018), souligne même que l’Homme s’inscrit en l’occurrence dans la « logique » des règles sévissant chez la plupart des mammifères, où, « sauf chez les lémuriens, les hyènes et les bonobos, la dominance est systématiquement en faveur des mâles de l’espèce. Chez les humains, toutes les sociétés connues et ethnographiées présentent ou bien une dominance masculine ou bien une égalité de statuts, mais jamais de dominance féminine (au sens où tous les mâles seraient dans une position subordonnée aux femelles) ».
On retrouve cette division hiérarchique jusque dans les sociétés acéphales (« sans État »), qu’on considère parfois et trop rapidement comme « égalitaires » : elle y opère le plus généralement au « bénéfice » des hommes (mais pas toujours). Dans nombre de sociétés dites faussement « primitives », où la division sexuelle des tâches ne saurait être considérée comme fondatrice d’une forme quelconque de capitalisme, l’espace social féminin se dessine tout aussi séparément que dans les nôtres; mais ce n’est pas au « travail » qu’il permet aux hommes de se consacrer, c’est au repos, aux loisirs et aux activités concrètes perçues par le groupe comme nobles : la chasse et la guerre. Pierre Clastres est ainsi amené à distinguer, chez les Indiens Guayaqui, l’ordre de l’arc (celui des hommes) et celui du panier (celui des femmes).
La femme reste dans la conscience occidentale le reflet fidèle de son aïeule, la Pandora d’Hésiode – envoyée par Zeus pour se venger des hommes, et à laquelle ces derniers attribuent tous leurs malheurs. Au cours de l’histoire du capitalisme, le domaine de la femme s’étendra toujours hors de la législation sacrale et civilisatrice du travail abstrait, et tout ce qui en relève restera extra-culturel et tout aussi douteux que ce qui subsiste du monde « sauvage », de la pure nature. Au temps des Lumières, Sade a pour la femme une abomination qui l’amène à lui dénier la qualité d’humanité : il voit en elle « une créature si perverse, enfin, qu’il fut très sérieusement agité, au concile de Mâcon, pendant plusieurs séances, si cet individu bizarre, aussi distinct de l’homme que l’est de l’homme le singe des bois, pouvait prétendre au titre de créature humaine, et si l’on pouvait raisonnablement le lui accorder » (La Nouvelle Justine). Mais encore, entre autres jugements de la même eau, on peut lire chez Balzac, dans La Vieille Fille : « Il y a toujours chez la grisette un peu de l’esprit malfaisant du singe », ou dans Illusions perdues : « La femme porte le désordre dans la société par la passion. »
Le patriarcat capitaliste reprend donc à sa sauce, radicalise et institutionnalise le principe archaïque de la domination masculine définie comme un fait de nature. La société de la valeur marchande se fonde sur le clivage entre la sphère de la production de la valeur et ce qui en est exclu, entre l’homme (valeur d’échange, travail, sphère publique) et la femme (valeur d’usage, foyer, sphère privée)[5].
La valeur quant à elle est une forme de richesse calculable en termes de temps de travail et de quantum de travail employé[6] ; elle est purement quantitative[7], donc, en soi, vide de contenu – ce qui ne signifie pas qu’elle soit sans conséquences. Cette richesse virtuelle circule et pullule sous la forme concrète de marchandises. Elle est de prime abord à effet différé, puisque, contrairement à une richesse réelle, nul ne peut la posséder immédiatement, mais seulement au terme d’un échange, d’un achat.
Au total, la valeur n’est pas une richesse dont on jouit. Elle se différencie donc de la conception transhistorique qui était celle de Proudhon, qui estimait devoir l’évaluer selon le critère d’ « utilité », c’est-à-dire selon ses effets sociaux, réels et matériels. Or, c'est bien l'utilité que devrait rechercher le consommateur !
La valeur s’objective en mettant au « travail » des malheureux contraints[8] de fabriquer indifféremment toutes sortes d’objets dont la vocation décisive est d’être mis sur les marchés ; autrement dit, ces objets sont essentiellement destinés à être échangés. Et elle se réalise en permettant à ceux qui accaparent le profit tiré du « surtravail »[9] et de l’échange de l’accumuler sous la forme universelle de l’argent ; ou bien de la réinvestir pour se maintenir à flot dans l’univers impitoyable de la concurrence et de la crise structurelle du capitalisme ; ou encore d’acquérir une pléthore de marchandises, donc de produits dont l’inutilité foncière est le caractère distinctif. Si bien que, comme le pense Robert Kurz, « personne ne tire véritablement de bénéfice de la plus grande partie du “travail non payé”, si l’on entend par-là la jouissance réelle de la richesse produite. Par conséquent, une grande masse de produits n’est pas vouée à beaucoup de jouissance. Il s’agit d’une augmentation de la production – une fin en soi irrationnelle »[10]. Nous allons le voir sommairement.
Contrairement à ce que chacun d’entre nous ferait pour lui-même, une entreprise capitaliste ne fabrique pas ses produits pour qu’ils soient utilisés, autrement dit pour que les acheteurs se nourrissent, se vêtent, s’abritent, se distraient, etc. L’entrepreneur se soucie des besoins des acheteurs comme de sa première chemise ; sa mission n’est pas de les satisfaire (après tout, les marchands du temple n’ont pas pour vocation de célébrer l’office divin). Il fabrique des produits dans l’intention exclusive que ses investissements lui rapportent plus que leur valeur initiale, c’est-à-dire pour qu’ils lui procurent une plus-value. L’idéal pour lui serait de vendre du vent, quelque chose ne coûtant rien à fabriquer et que les gens achèteraient à prix d’or. Avec la mise sur le marché d’un nombre de produits virtuels mis au point grâce à la révolution micro-informatique, on va précisément dans ce sens. On n’achète plus désormais des objets réels, mais des marques. Cette déréalisation universelle est du reste comme le reflet fidèle de l’argent fictif, des bulles financières, etc., de tout ce qui caractérise le stade critique actuel du capitalisme.
C’est ainsi que le capitalisme revient à faire coexister une richesse abstraite considérable en termes d’accumulation de capital, et une impossibilité fondamentale de répondre aux besoins sociaux et humains. « Ce système social est “objectivement” cynique, il est tellement impudent dans les comportements qu’il exige des êtres humains, il produit en même temps qu’une richesse obscène et écœurante une telle masse de pauvreté et il est marqué dans sa dynamique aveugle d’un tel potentiel de catastrophes […]. »[11]
Avec la technologie industrielle, le capital a induit un système spécifique de production et de domination. Dans le processus de soumission du travail au capital, le travail est simplement conçu en tant que coût de production. Ce système toxique se distingue de tout autre système de production en ce qu’il produit absolument n’importe quoi. Il fabrique indifféremment des vêtements, des gadgets, des formes virtuelles, des images pieuses, des films pornographiques, des instruments de destruction massive, des médicaments, des fleurs en papier... Qu’ils soient vitaux ou qu’ils ne servent à rien, l’important est que ces produits soient vendus, que le travail qui s’est coagulé dans les marchandises se retrouve transformé en argent. Comme dit Postone, « Ce qui caractérise le capitalisme, c’est, à un niveau systémique profond, que la production n’a pas pour but la consommation »[12].
Résumons : les produits du capitalisme sont des produits « morts ». Les marchandises ne sont pas faites pour servir, elles sont faites pour que les hommes servent le capitalisme et y soient asservis, pour qu’ils produisent de la valeur, une valeur qui est de fait pour eux sans valeur, et qui donne forme au monde calamiteux et suicidaire qui est le nôtre. Marx décrivait déjà ce processus d’appauvrissement dans le premier livre du Capital (publié en 1867) : « Dans l’agriculture moderne, de même que dans l’industrie des villes, l’accroissement de productivité et le rendement supérieur du travail s’achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de o le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. […]La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur. »
Sous le capitalisme, tout travail est par essence un travail abstrait
« La qualité ! la qualité ! Qu’est-ce que ça me fait, la qualité ? qu’ils la gardent pour eux, la qualité, messieurs les marquis ! pour moi, la qualité, c’est des écus. »
Balzac[13]
La limite de ce processus idéal est qu’il faut cependant que les objets produits, qu’ils soient impondérables ou matériels, soient ou paraissent nécessaires et désirables aux yeux des acheteurs.
C’est une bonne raison pour que les marchandises restent encore, pour la plupart, des objets utilitaires. Il leur faut répondre à des critères objectifs, que ce soit sous une forme tangible (une table en kit, un chou-fleur bio) ou fantasmatique (des jeux d’images, des jeux de rôles). C’est sous l’aspect de cette valeur d’usage des marchandises que se vérifie le côté concret résiduel du travail[14].
Cependant, ladite valeur d’usage est démentie et corrompue, dès le stade de la fabrication, par les impératifs liés à la production de profit : par exemple, par l’obligation imposée par la concurrence à l’entrepreneur A de produire à plus bas prix que l’entrepreneur B. Si le travailleur x coûte moins cher qu’un travailleur y, c’est le premier qui fera l’affaire, et qu’importe qu’il travaille comme un pied[15]. Il en va de même pour la qualité des matières premières : le moindre coût est seul déterminant quand il s’agit de les choisir entre toutes. Ce qui revient à toujours utiliser une moins bonne qualité de travail immédiat et de matières premières que par le passé, et donc de fournir inexorablement au consommateur un produit toujours plus dégradé. De plus, la réduction des coûts de production par tous les moyens vise à pallier la baisse tendancielle du taux de profit[16].
C’est ainsi que la valeur des marchandises ne tient nullement à leurs qualités concrètes, mais à la quantité de surprofit qu’elles appellent. Dans sa Contribution à la critique de l’économie politique (1859), Marx commente : « Totalement indifférentes donc à leur mode d’existence utile et sans considération de la nature spécifique du besoin pour lequel elles sont des valeurs d’usage, les marchandises, prises en quantités déterminées, s’équilibrent, se substituent l’une à l’autre dans l’échange, sont réputées équivalentes et représentent ainsi, malgré la bigarrure de leurs apparences, la même unité. »
En tant que valeurs d’échange, remarque Marx, la seule propriété qui reste aux marchandises est d'être des produits du travail. Cet état de fait n’est pas sans conséquence sur la fonction et les modalités de l’activité humaine. En effet, en faisant abstraction de la valeur d’usage du produit du travail, « nous faisons du même coup abstraction des composantes corporelles et des formes qui en font une valeur d'usage. Il cesse également d'être le produit du travail du menuisier, du maçon, du fileur, bref, d'un quelconque travail productif déterminé. En même temps que les caractères utiles des produits du travail, disparaissent ceux des travaux présents dans ces produits, et par-là même les différentes formes concrètes de ces travaux, qui cessent d'être distincts les uns des autres, mais se confondent tous ensemble, se réduisent à du travail humain identique, à du travail humain abstrait.
» Considérons maintenant ce résidu des produits du travail. Il n'en subsiste rien d'autre que cette même objectivité fantomatique, qu'une simple gelée de travail humain indifférencié, c’est-à-dire de dépense de force de travail humaine, indifférente à la forme dans laquelle elle est dépensée. »[17]
Historiquement, le travail immédiat s’est trouvé déréalisé dès les débuts de la mécanisation des fabriques, en se limitant à la répétition de gestes machinaux. Devenu ouvrier, l’artisan est non seulement dépouillé de son activité propre vécue en tant que totalité, mais il perd de vue la finalité de sa production : la marchandise lui est absolument étrangère, au point qu’il lui faudra l’acheter s’il veut en faire la connaissance. Ce phénomène s’est développé et « rationalisé » tout au long de l’histoire du capitalisme, sous les formes du taylorisme, du fordisme et aujourd’hui du lean-management[18].
Dans le système de production marchande, c’est le temps de travail passé qui crée la valeur, et non le travail immédiat (humain) lui-même. Ici le temps de travail de l’individu a est égal au temps de travail de l’individu b, abstraction faite des qualités et des compétences de l’un et de l’autre. Si bien que, sous la férule du capitalisme, un travailleur ne vaut pas pour ce qu’il est, une individualité concrète, ni pour ce qui le différencie de ses collègues lancés comme lui sur le marché du travail[19]. Il ne compte qu’en tant que « force de travail », que vendeur d’une portion temporelle de sa vie contre la rétribution qu’une entreprise veut bien lui allouer[20], ce qu’a priori tout le monde est à même de faire[21]. De ce point de vue, salariés (assujettis au patron) ou patrons (soumis à l’actionnariat), on ne voit partout que des prolétaires : chacun est remplaçable, vit littéralement en dehors de lui-même, et l’aliénation est la chose au monde la mieux partagée. Tout travailleur est aussi abstrait et calculable qu’une autre marchandise : il est réduit au rang d’un vulgaire produit : sa valeur est comptabilisée en heures de travail nécessaires à la production.
Marx a démontré dans son analyse de la marchandise que la notion de travail abstrait n’implique pas seulement « une abstraction dans le sens idéal et verbal, mais […] une “abstraction réelle” sociale. Le calcul des entreprises et les hommes qui produisent sous l’emprise de cette logique de la valorisation de l’argent font effectivement abstraction, même pratiquement, du contenu sensible et matériel, du sens ou du non-sens humain et des conséquences de leur activité incessante pour la société et pour les fondements naturels de la vie »[22].
Le Jardin des délices d’un monde à la dérive
Les provocateurs, les oppresseurs, tous ceux qui, d’une façon quelconque, font tort à autrui, sont coupables, non seulement du mal qu’ils commettent, mais encore du pervertissement auquel ils conduisent l’âme des offensés.
Alessandro Manzoni[23]
C’est cette vision caractérisée par l’abstraction et la comptabilité qui a amené par exemple, lors de la pandémie du printemps 2020, certains énergumènes médiatisés à proférer que, quels que soient les risques encourus pour les travailleurs eux-mêmes, leurs proches et leurs voisins, ils ont pour mission de retourner au plus tôt au chagrin afin de pallier l’effondrement mondial du capitalisme.
Quand le vice-gouverneur républicain du Texas, Dan Patrick, proclame en mars 2020 qu’il est prêt à donner sa vie pour « aider à maintenir l’économie à flot », et le mois suivant qu’ « il y a des choses plus importantes que la vie »[24], les bonnes âmes de tout bord peuvent bien s’indigner d’un pareil cynisme, il exprime très exactement un fondement indépassable de la doxa capitaliste. On entend le même son de cloche en France, où le premier plumitif venu se permet d’ânonner qu’on « doit en revenir à la stratégie de l’immunité collective et accepter les morts qui vont avec […]. La préservation de la vie est un principe sacré, mais le retour au travail [...] représente aussi une valeur humaine. »[25] Le scandale des Ehpad lors de la gestion macronienne de la Covid-19, montre clairement que la définition de l’être humain en termes d’utilité (à l’anglo-saxonne) et non de dignité (Constitution française) pousse au darwinisme social, voire à l’eugénisme, à tous les étages de l’insolvabilité [26].
Que feront les possédants de ces biens virtuels et de cet argent si âprement accumulés aux dépens des autres – une fois épuisées toutes les possibilités de vie sur cette planète ? Sans doute les emporteront-ils avec eux dans leur paradis. Leur cri de ralliement ? celui des fascistes pendant la guerre d’Espagne (1936-1939) : Viva la muerte. La fin du monde sera l’apothéose du capital.
Ce positionnement est propre à la dimension totalitaire du système : il affecte aussi bien celui qui en profite que celui qui en souffre ; sa réalité corruptrice et létale s’est insinuée partout. Le consensus universel est historiquement fondé sur l’introjection en chaque cervelle d’un ensemble de catégories élémentaires : le travail abstrait, la valeur économique, les marchandises, la forme argent, la concurrence, les marchés, les économies nationales avec leurs devises spécifiques, les marchés du travail, l’État en tant que communauté abstraite, le « droit », la « démocratie » comme forme d’État pur et parachevé, la nation. Ces « catégories fondamentales d’une manifestation sociale capitaliste […], si elles se sont constituées à travers des processus historiques aveugles, ont aussi été imposées aux hommes au long de plusieurs siècles d’éducation, d’accoutumance et d’internalisation par des protagonistes et des dirigeants. Résultat : ces catégories firent bientôt figure de constantes anthropologiques insurmontables défiant toute critique. »[27]
Robert Kurz évoque ces ouvriers métallurgistes allemand qui, à la fin des années 1990, ont défilé dans le quartier de la finance de Francfort en brandissant des pancartes ainsi libellées : « Le capital, c’est nous ». Il commente : « [Ils] ratifiaient ainsi la fin négative de la lutte de classe entre le travail et le capital. »[28]
Marx le dit bien : « La production ne produit pas l’homme seulement en tant que marchandise, que marchandise humaine, l’homme défini comme marchandise, elle le produit, conformément à cette définition, comme un être déshumanisé aussi bien intellectuellement que physiquement immoralité, dégénérescence, abrutissement des ouvriers et des capitalistes » (Manuscrits économiques et philosophiques, 1844).
En effet, Marx n’était pas l’apologiste aveugle du travail régénéré et/ou régénérable que les « gauches » se plaisent à voir en lui. Il n’est du reste pas inopportun de rappeler à ce propos que le terme de « gauche » est aussi vide de contenu politique que celui de « droite ». C’est une métonymie dérivant du parlementarisme : elle désigne les politiciens occupant la partie gauche de l’hémicycle d’une assemblée parlementaire. C’est l’expression d’une forme de fausse conscience qui suppose la pertinence du paralogisme bien connu : « Dis-moi où tu es assis, et je te dirai qui tu es »… Il ne faut donc pas s’étonner si l’idéologie et les pratiques qui se revendiquent de la « gauche » soient si souvent désorientantes pour les électeurs (la boussole indiquant la droite semble en revanche moins erratique). En définitive, gauche vs droite = bullshit. Ne s’affrontent réellement que ceux qui s’accommodent des catégories du capitalisme et ceux qui n’en veulent en aucune façon.
Mais enfin, l’horreur économique s’est imposée partout comme la normalité la plus désirable. Si bien que désormais personne n’est responsable, et que chacun est coupable. Le résultat est une écrasante défaite de l’humanité – et une malédiction pour la planète. Dans une perspective aussi bien axiologique que pratique, c’est une naïveté et une erreur historique que de penser qu’un système aussi vil que le totalitarisme capitaliste ne profane pas ses victimes : il les dégrade, au contraire, les rend semblables à lui-même, et cela d’autant plus qu’elles sont psychiquement disponibles et dépourvues d’une structure politique ou morale.
La pandémie de coronavirus a récemment permis aux gouvernants d’expérimenter et d’organiser à grande échelle, sous le vocable neutre et objectif de « confinement », la solitude de l’« individu dans la masse ». Or le démantèlement de tout sens communautaire n’est pas une entreprise inédite. James C. Scott souligne qu’au XVIIIe siècle les débits de boisson étaient considérés comme des lieux de subversion par les autorités étatiques aussi bien que par l’Église. Les classes dominées s’y rencontraient dans une atmosphère de liberté entretenue par l’absorption d’alcool. « Ces endroits étaient aussi des lieux privilégiés pour la transmission de la culture populaire – incarnés par des jeux, des chansons, des paris, un certain goût du blasphème et du désordre – souvent en tension avec la culture officielle »[29]. C’est dans la même perspective de stérilisation des rapports humains qu’il est loisible d’interpréter la portée réelle des mesures hygiénistes interdisant de fumer et de s’alcooliser dans les lieux publics, dispositions qui ont depuis peu vidé les pubs campagnards des îles britanniques ainsi que nos bistrots de toute la convivialité qui les caractérisait.
Dans le monde capitaliste, les anciennes organisations populaires spontanément créées sont désignées comme résiduelles, surannées, vieux jeu, et rangées au rayon des anticailles ; les solidarités traditionnelles qui dessinaient la forme même de l’humanité sont systématiquement vilipendées et démembrées. Intensifiés et programmés au moyen des avancées technologiques, la solitude et l’isolement sont devenus la norme, donc l’idéal dans cet univers conformiste, et l’individu se désincarne chaque jour un peu plus dans la contemplation abrutie de ses multiples écrans. Quand s’est instaurée la civilisation narcissique du manque repu de lui-même, Baudouin de Bodinat peut observer : « & si l’on voulait se faire une notion de l’ascendant de ces appareils sur leurs utilisateurs, on le pourrait simplement en étudiant les conduites qui sont par voie de conséquence à leur emploi : voyez ce groupe amical au café, ce couple au restaurant, dont chacun a posé devant lui son interface tactile : il apparaît vite qu’aucun d’eux n’est vraiment tout à fait là avec les autres, que sous le bavardage incohérent chacun se tient plus ou moins en retrait, dans l’aparté de son souci d’être possiblement en train de manquer quelque chose, parce que nécessairement il doit s’en passer et que ça n’a pas vibré ou timbré depuis un moment ; avec le sentiment alors déplaisant d’être laissé de côté, d’être oublié sur le bas-côté de la vie […]. »[30]
Au total, nul autre horizon ne se présente hormis celui de plaisirs solitaires et frelatés, de distractions oiseuses et malsaines, de satisfactions hallucinatoires, d’activités débilitantes, prétendument ludiques mais jouant avec l’instinct de mort (les « sports extrêmes »).
Les individus réels vivant sous le joug capitaliste sont des « agents agis » par « l’intermédiaire d’une conscience collective » préfabriquée, véhiculée par les institutions, leurs organes de propagande, leurs officines publicitaires.
Mais c’est surtout le travail abstrait lui-même qui pousse à la perpétuation de l’ordre social. L’idéologie du travail domine chez ses victimes et reste largement incritiquée. Pourtant, depuis la révolution micro-électronique, l’investissement capitaliste dans les unités de production n’est plus assez rentable ; si bien que le travail dans son ensemble est en voie de suppression, comme l’attestent la généralisation de ses formes précaires et le chômage de masse, et quoiqu’il soit toujours officiellement donné pour la force socialisante absolue[31].
Le fait est que le fétiche du travail continue d’imposer sa magie et de susciter des sacrifices, au point que les personnels travaillant sur des sites polluants, vétustes et dysfonctionnants, revendiquent hautement la poursuite en l’état de leur activité, quel que soit le prix à payer en matière de santé pour eux-mêmes ou la population. C’est également ainsi que les « exploitants » agricoles estampillés FNSEA continuent de pulvériser du glyphosate et des pesticides, et d’empoisonner imperturbablement eux-mêmes, leur voisinage et les consommateurs, avec l’approbation bienveillante des autorités nationales et européennes.
Certes, la crise structurelle du capitalisme a non seulement exclu de la vie sociale une partie notable des salariés, mais encore, elle a rendu vulnérable la plupart des gens, quel que soit le rang qu’ils occupent. Nous vivons une époque où le seuil des inégalités est tel qu’il ne permet plus d’assurer le quotidien à des pans entiers de la population. Les plus pauvres, ceux que le système stigmatise et condamne comme excédentaires, vivent dans une insécurité torturante, dans la honte du présent, dans la peur renouvelée du lendemain et de l’absence d’avenir. On comprend alors que l’angoisse induite par le chômage pousse chacun à se raccrocher à tout et à n’importe quoi. Qu’il s’agit prioritairement de vivre et de faire vivre les siens, alors que c’est la main du patron qui vous nourrit. Que la grève coûte affreusement cher aux familles, n’en déplaise aux éditocrates grassement stipendiés qui y voient un luxe. Et que le spectre du chômage hante chacun, à tel point que la mort sociale est encore plus redoutable que la mort elle-même. Ou plutôt, elle en est l’équivalent, ce que Marx notait déjà, écrivant dans ses Manuscrits économiques et philosophiques (1844) que « dès que le capital s’avise – idée nécessaire ou arbitraire – de ne plus être là pour l’ouvrier, celui-ci n’existe plus pour lui-même, il n’a pas de travail, donc pas de salaire, et comme il n’a pas d’existence en tant qu’homme mais en tant qu’ouvrier, il peut se faire enterrer, mourir de faim, etc. L’ouvrier n’existe en tant qu’ouvrier que dès qu’il existe pour soi en tant que capital et il n’existe en tant que capital que dès qu’il capital existe pour lui. L’existence du capital est son existence, sa vie ».
Être exploité est devenu un privilège par rapport à la masse de ceux qui ont été déclarés superflus parce que non rentables[32]. En cela, le progressisme capitaliste, sa modernité, nous replonge dans les odieuses et terrifiantes conditions de survie imposées aux ouvriers par l’industrie au XIXe siècle.
L’espace du capital est un terrain de manœuvres dédié au sado-masochisme social.
Une servitude… involontaire
[Pour] règle générale, toutes les fois qu’on verra tout le monde tranquille dans un État qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté n’y est pas.
Montesquieu[33]
Pour autant, la notion de servitude volontaire chère à La Boétie, si elle était appropriée aux aristocrates assujettis au monarque, ne s’applique au « prolétariat » que très abusivement. Ni la vie paysanne ni la vie ouvrière ne se sont jamais prêtées à l’asservissement. Leur histoire est celle de conditions d’existence insupportables et de révoltes périodiques désespérées, impitoyablement lavées dans le sang. Renvoyées à une misère encore plus grande par les forces de l’ordre aristocratique puis bourgeois, elles ont pour bon nombre été pudiquement expurgées, comme toutes les formes de culture populaire, des différents romans nationaux qui composent l’histoire officielle. Et de nos jours censément si apaisés, tout mouvement social est encore férocement combattu ; on l’a vu avec les Gilets jaunes et les luttes contre la réforme des retraites. L’histoire populaire est émaillée de défaites, ce qui pèse lourdement sur l’apparente passivité qui règne aujourd’hui. Car contrairement à la conviction caractéristique de la pensée dominante, la vie est plus chère aux pauvres que la mort. Si bien que dans des circonstances ordinaires, c’est-à-dire en dehors des phases de contestation ouverte à l’encontre des autorités, les dominés, par crainte, par prudence ou tout simplement parce qu’ils ne sont pas en mesure de procéder autrement, développent un comportement et des paroles manifestant leur assentiment à leur aliénation.
Et c’est ainsi que le travail, en tant qu’acceptation d’un suicide plus ou moins différé, apparaît comme la seule dignité disponible, comme une consécration.
Et puis, qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, il faut également reconnaître la hâte avec laquelle la plupart d’entre nous auront attendu la fin de la pandémie de la Covid-19, et, semble-t-il, non pour repartir à neuf et construire un univers tout simplement vivable, mais pour tout recommencer comme avant : produire les mêmes marchandises bréneuses et les acheter, concocter et consommer les mêmes poisons. Autrement dit pour reconstituer sous la conduite des mêmes maîtres ou de leurs alter ego les conditions du désastre, que ce soit par le biais d’une pandémie encore plus virulente, d’un empoisonnement chimique des airs et des eaux, d’une catastrophe nucléaire, ou au moyen d’une solution finale innovante.
Mais en parallèle, derrière un jeu prudent d’apparences imposé par le rapport de domination dont ils sont les victimes, les « travailleurs » actifs, chômeurs et exclus n’en tiennent pas moins entre eux un discours caché qui relève de ces « arts de la résistance » décrits par James C. Scott, qui se manifestent sous diverses formes de tricherie, de sabotage, etc. Le complotisme s'inscrit dans cette "résistance".
Dans une interview donnée en 2008 au Figaro, répondant à la question : « Il semblerait que la dissidence vous soit naturelle. À quoi l’attribuez-vous ? », Simon Leys[34] déclara : « Je suis d’origine belge, et mes infortunés compatriotes développent généralement, et presque de naissance, une hostilité spontanée à l’égard de l’autorité. Il faut savoir en effet qu’en Belgique, les autorités gouvernementales, étatiques, institutionnelles et politiques sont d’une stupidité extrême, et que leur malfaisance et leur arrogance sont directement proportionnées à leur bêtise. […] En fait, à la lumière de l’expérience belge, les plus noirs cauchemars de Kafka font encore figure d’innocentes rêveries… »
En fait, l’aliénation, quelle que soit son emprise sur les individus, reste foncièrement compatible avec un fond irréductible d’insoumission. La contradiction entre l’aliénation et la permanence d’un discours revendicatif sous-jacent n’est qu’apparente. Car l’aliénation, si elle procure un sentiment de sécurité, n’est pas précisément un septième ciel où s’épanouiraient les esprits. Que sa situation soit inconsciente, acceptée ou même revendiquée, l’individu aliéné ne parvient jamais à pactiser avec lui-même. Le fait qu’il soit porteur de valeurs qui ne sont pas les siennes, et donc qu’il se renie en permanence, implique un phénomène de fausse conscience. Cette fausse conscience entretient inévitablement un malaise confus, latent, généralisable à l’ensemble de la « civilisation » ; elle induit des souffrances psychologiques susceptibles[35] de provoquer des troubles de nature diverse, individuels comme sociaux.
Le fait est que politiciens, intellectuels, politologues, médias ne voient jamais rien venir avant qu’une insurrection n’ait éclaté – comme Mai 68[36] ou la révolte des Gilets jaunes. Ce n’est que post festum que ces « élites » prennent soudainement conscience de l’ampleur des frustrations qu’ils entretiennent et de la haine inassouvie qu’on leur porte. Ainsi se vérifie remarquablement cette « loi de nature » qui veut que, face à une domination illégitime ou délégitimée, une opposition souterraine, souvent peu consciente, parfois somatisée, souvent masochiste, reste aussi inextinguible que prometteuse.
Sur quelques modalités de lutte
C’était vrai : il suffisait de nous placer dans certaines conditions pour que se produise une sorte de processus chimique qui décomposait les individualités et nous transformait en matériau docile, prêt à s’enthousiasmer pour tout ou n’importe quoi.
Sebastian Haffner[37]
Toutefois, si un combat doit jamais être mené, il est urgent de le dépouiller de son folklore, des débris du passé et de toute ingénuité, et, dans les conditions contemporaines, de comprendre sur quoi il doit porter.
Pour ce faire, il convient sans doute de partir, une fois encore, d’une constatation figurant dans le Capital (livre I). Marx y décrit le monde du travail comme un sous-ensemble du capitalisme : « Comme personnes indépendantes, les ouvriers sont des individus isolés qui entrent en rapport avec le même capital mais non entre eux. Leur coopération ne commence que dans le procès du travail ; mais là ils ont déjà cessé de s’appartenir. Dès qu’ils y entrent, ils sont incorporés au capital. En tant qu‘ils coopèrent, qu’ils sont les membres d’un organisme actif, ils ne sont même qu’un mode particulier d’existence du capital. »
Or, les anciennes luttes de classes ont toutes été menées, sous la bannière des partis sociaux-démocrates comme sous celles du marxisme traditionnel, des syndicalismes de tout poil[38] ou encore de l’anarchisme conseilliste, au nom du culte du travail, d’un travail à tout prix. Robert Kurz remarque à juste titre que « le fétiche du capital […] a mis en route un processus sacrificiel objectivé, qui de ce fait annihile tous les éléments civilisateurs de l’histoire humaine. »[39]
Quelles que soient leurs forces et leurs faiblesses, force est de reconnaître que ces luttes ne visaient en fait qu’à obtenir la reconnaissance du mouvement ouvrier dans le capitalisme, notamment en revendiquant une « juste » redistribution des profits générés par la production de marchandises, et accessoirement en accédant à une participation formelle au spectacle démocratique. Et dans leur vain affrontement avec la modernité, elles continuent d’œuvrer en faveur du système d’aliénation-exploitation que le travail a fondé. On peut lire chez Marx ces lignes explicites : « Un relèvement de salaire par la force (abstraction faite de toutes les autres difficultés, abstraction faite de ce que, étant une anomalie, il ne pourrait être également maintenu que par la force) ne serait donc rien d’autre qu’une meilleure rétribution des esclaves et n’aurait conquis ni pour l’ouvrier ni pour le travail leur destinée et leur dignité humaines.
» L’égalité du salaire elle-même, telle que la revendique Proudhon, ne fait que transformer le rapport de l’ouvrier actuel à son travail en rapport de tous les hommes au travail. La société est alors conçue comme un capitalisme abstrait. »[40]
Cependant, l’analyse révolutionnaire s’est toujours spontanément arrêtée net devant le tabou de la critique du travail servile auquel tous les hommes sont astreints, et sans lequel le capitalisme ne saurait tout simplement pas se concevoir. De même qu’elle a toujours occulté la question de la finalité de la production : quoi, pour qui et pour quoi produire ? Le mouvement ouvrier orthodoxe n’a jamais cherché à dépasser ni à abolir le capitalisme. C’est pourquoi il était aussi logique qu’inévitable que la « dictature du prolétariat », qui était vendue aux prolétaires comme l’« antichambre du socialisme »[41], mutât promptement en dictature du parti unique et en capitalisme d’État.
D’autre part, la lutte des classes n’a désormais tout simplement plus lieu d’être – faute de combattants : le « prolétariat » s’est aujourd’hui dissous dans le capitalisme après avoir travaillé pour lui tout au long d’une histoire commune ; il a adopté, au moins formellement, son culte du Veau d’or. Kurz souligne que « [si] le travail abstrait, de même que la concurrence, représente la forme d’activité même du capitalisme s’étendant à toute la société, il n’est plus possible de constituer une prétendue opposition au capital “du point de vue du travail”. Ce point de vue se révèle être une illusion, parce que travail et capital ne sont que deux états différents du même rapport fétichiste irrationnel : l’un sous forme fluide (le travail) et l’autre sous forme figée (l’argent). »[42] Cet auteur insiste sur le fait que le travail abstrait constitue une référence commune à tout le monde capitaliste. Il ne se limite pas au travail salarié. Il comprend aussi l’activité des capitalistes et des managers (les capitalistes de fonction) ; il s’étend à la totalité des classes et des groupes de la hiérarchie des fonctions capitalistes. Ces derniers ne sont pas inactifs, ils dépensent de l’énergie humaine appliquée à la production marchande du processus de valorisation et prend donc un caractère de travail abstrait. « De même que la concurrence, le travail abstrait constitue un système de référence commun, s’étendant à toute l’humanité déterminée par le capitalisme, indépendamment des différences de fonction, de salaire et de richesse en argent. »[43]
Ce que le capitalisme a de bon, c’est que, sous le poids de ses contradictions, il travaille lui-même activement à sa propre fin. Mais il lui faut tout de même un petit coup de pouce. Certes, le fantasme traditionnel d’une chasse aux sorcières, de l’immolation « révolutionnaire » de boucs émissaires, d’accrocher les ploutocrates à la lanterne, est aussi pernicieux qu’inapproprié. Pourtant, si le capitalisme est bien le « Sujet automate » dont parle Marx, s’il fonctionne par-delà la société tout en déterminant la totalité des rapports sociaux, sa domination abstraite est très concrètement étayée. C’est sur des pratiquants bien réels qu’elle s’appuie, sur des sujets qui exécutent automatiquement (ou avec une conscience plus ou moins distraite) ses injonctions muettes, soutenus par des forces qui défendent son « ordre » manu militari. La politique sociale répressive est de fait une des dernières prérogatives des États nationaux. Si bien que pour hâter la décomposition de ce système en délire[44], on ne voit pas comment éviter d’en passer par la liquidation, sous une forme ou une autre, des mafias économiques, de leurs suppôts étatiques et de leurs agents. Non des personnes en tant que telles, mais des personnes qui sont la personnification des catégories économiques capitalistes[45] – et nul n’est plus amoureusement cramponné à sa misère que ces gens-là. Pourquoi cette manière d’enchantement ? Dans La Sainte Famille ou la Critique de la critique critique (1845), Marx apporte à ce mystère un début d’explication en distinguant deux formes dans le phénomène universellement partagé de l’aliénation induite par le travail abstrait capitaliste ; l’une est vécue comme un épanouissement et l’autre comme une calamité : « La classe possédante et la classe prolétarienne manifestent la même auto-aliénation humaine, mais la première se sent bien et confirmée dans cette auto-aliénation, sachant que cette aliénation est son propre pouvoir et lui fournit l’apparence d’une existence humaine. La classe prolétarienne se sent anéantie dans l’aliénation et y voit sa propre impuissance et la réalité d’une existence inhumaine. » C’est pourquoi jamais les « possédants » ne renonceront de plein gré aux avantages fictifs que leur procure le fait de vivre extérieurement à soi-même ; mieux vaut pour eux se saborder avec la planète.
Faut-il le préciser, pareil décapage n’aurait pas pour objectif de permettre à quiconque de se substituer à eux.
Mais cette lutte implique prioritairement de repérer et d’éradiquer les axiomes anhistoriques sur lesquels ce système est établi et au moyen desquels il se reproduit à travers chaque nouvelle crise, tout au long de son interminable agonie[46]. Non extirpées de nos crânes, ces formes de pensée fétichisées ne peuvent qu’assurer la perpétuation du totalitarisme et des souffrances qu’il inflige aux hommes. La survie ne peut pas se raccrocher à un rapetassage du capitalisme patriarcal (néo-keynésianisme, décroissance, développement durable, commerce équitable, revenu universel, etc.). Il importe de se dépouiller intégralement du capitalisme et de toutes ses catégories.
Comme le dit Robert Kurz, quand « la perspective de développement à l’intérieur du capitalisme a disparu, il n’est plus possible de formuler l’opposition émancipatrice dans les catégories du système moderne de production marchande. Cela signifie aussi qu’on n’a plus simplement à combattre un ennemi extérieur bien défini (la classe “possédante”, les “forces réactionnaires”, l’ “impérialisme” des vieilles puissances établies, etc.), mais aussi son propre moi et ses propres formes d’action façonnés par le capitalisme. »[47]
Vœux pieux ? Après tout, certains Gilets jaunes ont découvert que, s’il est une vraie richesse, elle réside dans le contact social avec les autres (fût-ce dans un endroit aussi inhospitalier qu’un rond-point), et nulle part ailleurs.
De même, le coronavirus aura permis à plus d’un confiné de prendre conscience que les marchandises, ces biens dont l’achat compulsif faisait son ravissement avant qu’il n’y ait soudainement plus accès, ne lui manquaient en l’occurrence en rien, qu’elles étaient en fait de la camelote inutile, de la pollution anticipée, qu’elles plombaient en outre ses ressources. Et mieux encore, qu’il était bien doux de vivre sans elles.
Dans ces deux cas, la vie a pris une saveur nouvelle ; il en émanait comme une sensation inopinée de liberté.
@ corédigé avec Gérard Dressay de la Boufette
[1] Selon le TLFI, on rencontre le terme « vessie » dès 1200, pour exprimer une valeur minimale, une « chose sans importance, sans valeur » (Jean Bodel, Jeu St Nicolas, éd. A. Henry, 1527). La lanterne, objet manufacturé de luxe, était réservée aux riches et aux édiles. En résumé, il faut donc lire l’expression comme « vendre de la pacotille au prix de l’or » (https://www.projet-voltaire.fr/origines/expression-prendre-des-vessies-pour-des-lanternes/, commentaire).
[2] Lettres sur l'Angleterre.
[3] L’Éternel Dieu dit à l’homme : « C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain » (Genèse, 3,22).
[4] Marx écrit notamment, en 1845, dans Sur le livre de Friedrich List : « M. List est à ce point prisonnier des préjugés économiques de la vieille économie […] que les “biens matériels” et les “valeurs d’échange” sont pour lui la même chose. »
Anselm Jappe souligne un point important concernant le concept de « richesse matérielle » en disant qu’il « inclut, bien sûr, les services et les produits “immatériels”. Il comprend toutes les valeurs d’usage et s’oppose à la « forme-valeur ». Une maison et une heure d’enseignement sont, dans ce sens, toutes les deux des “richesses matérielles” » (Anselm Jappe, « Avec Marx, contre le travail », p.4, http://www.palim-psao.fr/article-avec-marx-contre-le-travail-38186520.html).
[5] Voir « Critique de la valeur, genre et domination », http://sd-1.archive-host.com/membres/up/4519779941507678/DossierCritiq_valeurIllusio.pdf.
[6] Moishe Postone, Temps, travail et Domination sociale.
[7] Selon Marx, la forme simple de la valeur s’exprime dans l’équation : x marchandise A = y marchandise B. Par exemple, 20 mètres de toile = 1 habit, ou 20 mètres de toile ont la valeur d’un habit.
[8] Et au cours de l’histoire de l’industrialisation, c’est avec la plus grande des violences que cette contrainte a été exercée.
[9] La rémunération d'une heure de travail est inférieure à la valeur qu'elle permet de produire. Le « capitaliste » s’approprie donc une partie du travail, la plus-value, que Marx appelle « surtravail ».
[10] Robert Kurz, Lire Marx, Éditions Les Balustres, 2002.
[11] Ibid.
[12] Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale.
[13] Illusions perdues, édition d’Antoine Adam, Garnier Frères, 1961.
[14] Notons que la valeur d’usage d’une canne de marche qu’on taille dans une branche, et que l’on garde pour soi ou que l’on donne, ne lui confère pas pourtant un statut de marchandise. La marchandise ne se définit que par la médiation d’un échange monnayé, donc en tant que valeur socialement déterminée, et dans le cadre du rapport social ainsi instauré.
[15] Bien sûr, un travailleur 0, autrement dit un travailleur licencié, remplacé par une machine, offrira la solution économique la plus expéditive.
[16] Comme l’a montré Marx, l'évolution de l'économie capitaliste a tendance à faire baisser le taux de profit. Ce phénomène est inévitable du fait de la concurrence entre producteurs. Toutefois, il est contrecarré par un autre phénomène : si chaque marchandise donne moins de profit parce qu’elle manque de valeur, on peut augmenter la quantité de produits de manière à réaliser un profit plus grand qu’il ne l’était. La baisse en valeur unitaire de la marchandise est ainsi largement contrebalancée par un profit fondé sur la quantité.
Keynes, constatant que les occasions d’investir de façon rentable diminuent, reprendra cette notion en la qualifiant de baisse de l’efficacité marginale du capital. Pour cet auteur, c’est la baisse du profit escompté.
Dans les périodes de crise à répétition que connaît le capitalisme, la baisse du taux de profit appelle une indispensable intervention étatique, et peu importe alors qu’on en appelle à une « autorité » officiellement honnie par l’orthodoxie libérale. L'investissement productif faisant défaut, les entreprises sollicitent des gouvernements libéraux des incitations financières à l'investissement (capital fictif) aux dépens du peuple contribuable. Sous prétexte de compenser les pertes dues à la crise sanitaire du printemps 2020 et de relancer la machine, l'État français a accordé une aide de 7 milliards d'euros à Air France, et de 5 milliards à Renault. La SNCF demande à son tour un plan d’aide. À qui le tour ? Ainsi la « dette publique » finit-elle par croître vertigineusement alimentée par ces petits arrangements entre complices.
[17] Le Capital, livre I, « Les essentielles », Éditions sociales, 2016.
[18] Concept issu des têtes chercheuses du MIT (Massachusetts Institute of Technology) fascinées par les succès du système de production Toyota. Il consiste en un taylorisme « vertueux », visant à améliorer les conditions de travail pour augmenter la productivité. On peut hélas lire dans L’Express du 12 septembre 2011 : « Entre l'idéal du lean et son application, l'écart peut être élevé. Les critiques concernent la division plus grande du travail, qui rend les savoir-faire des salariés moins indispensables, les dévalorise et augmente les cadences. » (https://www.lexpress.fr/emploi/gestion-carriere/ce-qu-il-faut-savoir-sur-le-lean-management_1028028.html.)
[19] Que met-on sur un marché ? Des marchandises ! La formule « marché du travail » révèle par-là très exactement quel statut le capitalisme accorde au travail – et accessoirement au travailleur.
Par ailleurs, alors qu’on parle ingénument du « marché du travail », on pourrait penser qu’il faudrait dire « marché aux travailleurs », comme on parlait autrefois du « marché aux esclaves ». Mais non, car à la différence du patricien romain ou du planteur créole, ce que le chef d’entreprise achète, ce n’est pas l’homme concret, un individu spécifique, doté d’une belle apparence, d’une puissance musculaire prometteuse, etc. ; c’est de la « force de travail » indifférenciée.
[20] Pour Sophie Bernard, la dimension marchande et contractuelle du salariat n’a cessé de s’amplifier. Ainsi, l’évolution des formes de rémunération, depuis les années 1970, révèle le nouvel esprit : celui de l’auto-exploitation (Le Nouvel Esprit du salariat).
[21] Comme disait Macron en septembre 2018, il suffit pour cela de traverser la rue (https://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/2018/09/16/25001-20180916ARTFIG00043-macron-a-un-jeune-chomeur-je-traverse-la-rue-je-vous-trouve-du-travail.php). Ce faisant, ce président élu s’aligne pieusement sur cette réflexion de Marx : « L’indifférence à l’égard du travail déterminé correspond à une forme de société dans laquelle les individus passent avec facilité d’un travail à l’autre et où le genre de travail est pour eux contingent, donc indifférent » (Manuscrits de 1857-1858 – Ébauche, cité par Kurz, Lire Marx, p.59).
[22] Lire Marx, pp.123-124.
[23] Cité par Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés, « Arcades », Gallimard, 1989.
[24] Courrier international, 22 avril 2020, https://www.courrierinternational.com/article/verbatim-au-texas-la-vie-humaine-compte-moins-que-leconomie.
[25] Éric Le Boucher, « Il faut sortir la France du confinement », Les Échos, 10 avril 2020.
[26] Citons, parmi les chantres du manège médiatique, l’innommable Christophe Barbier : « Mais à un moment donné pour sauver quelques vies de personnes très âgées, on va mettre au chômage quelques milliers de gens. […] La vie n’a pas de prix, mais elle a un coût pour l’économie. Et cet arbitrage-là, dans l’ombre, dans la pénombre des cabinets ministériels, il faut bien à un moment donné l’envisager…» (https://www.20minutes.fr/arts-stars/medias/2768751-20200428-coronavirus-barbier-praud-pernaut-art-dire-tout-importe-quoi-tele-accentue-crise); ou encore le fétide Jean Quatremer : « C’est dingue quand on y songe : plonger le monde dans la plus grave récession depuis la Seconde Guerre mondiale pour une pandémie qui a tué pour l’instant moins de 100 000 personnes (sans parler de leur âge avancé) dans un monde de 7 milliards d’habitants. » (https://twitter.com/quatremer/status/1248337723037007879)
[27] Robert Kurz, Lire Marx.
[28] Lire Marx, p. 125-126.
[29] La Domination et les Arts de la résistance, Éditions Amsterdam.
[30] Au fond de la couche gazeuse. 2011-2015, Fario.
[31] La suppression massive de travail humain, donc de « substance de valeur », représente une perte de valeur que l’état mondial des marchés ne permet plus de compenser. Elle a donc sur le capitalisme lui-même des conséquences dramatiques, qu’il tente désespérément de contrebalancer en dehors de l’économie réelle – par la financiarisation de l’économie, la fuite en avant dans le capital fictif, les bulles spéculatives qui s’enchaînent, etc. « Le capitalisme est devenu visiblement ce qu’il a été essentiellement dès le début: une bête s’autodévorant, une machine s’autodétruisant, une société qui n’est vivable pour personne, à la longue, parce qu’elle consume tous les liens sociaux et toutes les ressources naturelles pour sauvegarder le mécanisme d’accumulation de la valeur, toujours plus difficile. Il sape chaque jour ses propres bases. Dire cela ne constitue pas une «prophétie» relative à un futur écroulement du capitalisme, mais résume ce qui se passe déjà tous les jours. […] Face aux difficultés croissantes, au long du siècle, de financer la valorisation de la force de travail, donc d’investir en capital fixe, le recours à des crédits toujours plus massifs n’était pas une aberration, mais était inévitable. » (Anselm Jappe, « Compilation critique de la valeur », https://inventin.lautre.net/livres/critique-de-la-valeur.pdf) Sur les mécanismes en jeu, voir les publications de Robert Kurz.
[32] Jaime Semprun, Andromaque, je pense à vous ! suivi de Fragments retrouvés, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances.
[33] Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence.
[34] Pierre Ryckmans, alias Simon Leys (1935-2014), fut le premier auteur à dénoncer, dans Les Habits neufs du président Mao (ouvrage paru en 1971 aux Éditions Champ Libre), les crimes de masse commis lors de la Révolution culturelle chinoise, dont le Tout-Paris chantait les louanges avec l’à-propos qui le caractérise depuis des lustres. Ce crime de lèse-maoïsme lui valut d’être écarté de l’université française.
[35] On peut renvoyer ici à l’accroissement de la consommation de psychotropes.
[36] Voir le mémorable titre de Pierre Viansson-Ponté en une de l’édition du Monde datée du 15 mars 1968 : « Quand la France s’ennuie »…
[37] Histoire d’un Allemand. Souvenirs 1914-1933, Actes Sud, 2002-2003.
[38] On ne sait si le paradoxe de l’appellation « anarcho-syndicalisme » doit faire rire ou pleurer. Comme disait Guy Debord en 1967 : « Quand la réalisation toujours plus poussée de l’aliénation capitaliste à tous les niveaux, en rendant toujours plus difficile aux travailleurs de reconnaître et de nommer leur propre misère, les place dans l’alternative de refuser la totalité de leur misère, ou rien, l’organisation révolutionnaire a dû apprendre qu’elle ne peut plus combattre l’aliénation sous des formes aliénées. » (La Société du spectacle, § 122)
[39] Dans Argent sans valeur, cité dans http://www.palim-psao.fr/2020/04/parution-prochaine-de-virus-illustribus.crise-du-coronavirus-et-epuisement-structurel-du-capitalisme-de-sandrine-aumercier-clement-h.
[40] Manuscrits économiques et philosophiques, 1844.
[41] Selon l’expression extravagante du capo bolchévique Lenine, reprise par le PCF dans son délectable Traité marxiste d'économie politique : Le capitalisme monopoliste d’État, tomes 1 et 2, Éditions sociales, 1971.
[42] Lire Marx.
[43] Ibid.
[44] Après tout, le temps est bref, et on n’a qu’une vie…
[45] Marx, Le Capital, Préface de la première édition allemande de 1867, « Les essentielles », Éditions sociales, 2016, p.6.
[46] Comme il a été dit plus haut : le travail abstrait, la valeur, les marchandises, l’argent, la concurrence, les marchés, les économies nationales, les marchés du travail, le « droit », l’État, la « démocratie, la nation…
[47] Lire Marx, Éditions Les Balustres, 2002.
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